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Entrer dans un disque de Vîrus, c’est s’aventurer dans les recoins les plus obscurs et inquiétants du cerveau humain. Là où on refuse de regarder, parce que c’est trop dérangeant, parce qu’on a trop peur que ça nous pète à la gueule. « Est ce qu’on enlève nos grolles pour entrer dans le cerveau d’un homme ? [1] » demandait-il sur son premier projet déjà très frontal malgré un titre en forme de blague, Le Choix dans la date.

L’apparence c’est ce qu’on donne à voir aux autres : le portrait  de l’artiste sur la pochette, anonyme, inquiétant et déshumanisé, pose l’ambiance. Signée par le complice de longue date, le graphiste et réalisateur Tcho Nguyen [2], elle annonce la couleur d’un album à l’univers quasi lynchien. Déclinés en quatre autres versions dans le livret luxueux, les portraits signés Nora Noor sont ultra soignés (tirages argentiques sur papier Hahnemühle) mais chargés de grain (1200 iso en noir et blanc et pose longue), de rayures, coulures, poussières, et surtout offrent toute la palette de nuances de gris si chère au rappeur.

Quatre titres seulement, pour un EP condensé, brutal et dérangeant qui passe au crible la plupart des tabous de notre société, mettant le doigt là où le rap français s’aventure rarement, jamais avec une précision aussi clinique en tous cas.
Ce format d’EP lui convient parfaitement. Depuis 2010 et son association avec le beatmaker parisien Banane, Virûs livre ici son cinquième projet du genre. Les 3 premiers, 15 Août,
31 Décembre et 14 Février ont été regroupés dans l’album Le Choix dans la date. Cette fois, c’est avec l’EP précédent, Faire-Part, que sort Huis-Clos, dans un ensemble tout aussi cohérent.
L’association avec Banane est encore plus aboutie que sur l’opus précédent, offrant une ambiance lourde et des beats hypnotiques comme un parfait support aux angoisses et autres désordres intérieurs du rappeur. Vîrus reconnait lui-même que leur rencontre a été déterminante dans son travail actuel et effectivement, l’alchimie entre les deux univers est totale.

flyer promo

Faire-Part était déjà très sombre puisqu’il traitait de la mort sous ses différents aspects. Ouvrant sur le magnifique Cafarnaüm, véritable ode aux morts-vivants, il donnait naissance à la punchline désormais culte « Advienne que pourrave ». Enfin, l’EP s’achevait avec intensité dans une montée de cordes et de flow sur le titre Des Fins (Défunt), évoquant la perte d’un proche. Comment apprendre à mourir quand on a déjà du mal à vivre ? L’enchainement avec Huis-Clos et son désordre intérieur se fait donc en toute logique.

L’enfermement pour commencer avec Bonne Nouvelle (premier titre dévoilé), au titre ô combien ironique, puisqu’il fait référence à la maison d’arrêt de Rouen – ville dont le rappeur est originaire. Utilisant le champ lexical de la prison et sur une instru des plus oppressante (bruits des pas dans les couloirs, de serrures, murmures et réverbérations de voix…), Vîrus y dissèque une idée déjà abordée dans le projet précédent (« C’est bien en liberté que je me sens le plus en prison [1] ») : celle d’une illusion de liberté où l’on est finalement prisonnier de ses propres peurs et du regard de l’autre. « La prison ne sert qu’à éviter l’évasion / Une fois dehors j’continue d’ressentir détention ».

Suit Marquis de Florimont (marque de vin mousseux de supermarché) et son analyse clinique et ultra réaliste de l’alcoolisme. Celui qui a « commencé à boire pour commencer à parler [3] » fouille ici les moindres recoins d’une abstinence spécifique à ceux qui boivent (trop) pour se protéger du monde extérieur et d’eux-mêmes. « J’tiens pas l’alcool mais j’y tiens tellement / J’ai le mal de terre et ses tremblements / S’abstenir une question de vide ou de mort / Que ma mise en bière ne soit pas qu’une ironie du sort ». Une analyse d’une rare précision qui nous prouve – mais personnellement je n’en doutais pas, que Vîrus tient à la vie puisqu’il a une conscience très nette du « suicide en plusieurs fois » que l’alcool représente.

Reflection Eternal, outre l’allusion à un groupe de hip-hop de Brooklyn, entre de plain-pied dans le vif du sujet, celui du regard des autres et de sa pesanteur, en opposition avec les paradis artificiels évoqués dans le titre précédent. « Nan, c’est pas que j’t’aime pas, on s’connait pas en soi / C’que j’vomis chez toi, c’est juste l’image que tu m’renvoies » : le voyage introspectif apparait clairement comme un moyen de s’affranchir d’autrui, l’autre étant ce qui aliène et enferme dans une nature donnée et donc prive de liberté.

Le projet s’achève sur le titre Navarre (Self Madman) qui fait encore référence aux origines du rappeur puisque Navarre est le nom de l’hôpital psychiatrique d’Evreux. Accentuant le beat et marquant le flow, le morceau est un véritable brulot contre le système psychiatrique moderne, un système clairement  destiné à protéger ceux qui sont dehors, plus que ceux qui y sont soignés. « ça rend fous d’rester dans leurs locaux / Lorsqu’on est en loque, on n’ose pas ou bien on ose trop / Le progrès propose blockhaus et holocaustes low-cost / Ils gèrent les stocks pour qu’on ressorte bien plus claustros. » Et surtout, le morceau revient sur cette quête de conformité et la souffrance qu’elle représente quand on ne s’y sent pas adapté, terminant l’album sur cette litanie « Je suis normal, je suis normal… »

Comment donner envie d’écouter un disque aussi sombre ? Donner envie de pénétrer dans l’antichambre de l’enfer de nos cerveaux ? Comment jouer à armes égales avec la bestiole, dont les mots touchent toujours là où ça fait mal ?
Vîrus, médecin légiste du rap français, à la plume aiguisée comme un scalpel, dont le projet serait ici la dissection du domaine de nos chaos intérieurs. Avec ce nouvel EP, c’est des mois d’écoute en perspective, à découvrir de nouveaux jeux de mots, des nouvelles idées imbriquées, mots-valises, allitérations, néologismes et autres références…  Des figures de style jamais gratuites, servies par un flow précis et efficace,  toujours en faveur d’un réalisme poignant et d’une intimité torturée, comme autant d’outils pour aller un peu plus loin dans l’introspection.
« Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être bien adapté à une société profondément malade. [4]» En s’interrogeant sur sa propre personne, Vîrus dresse ici un portrait glaçant mais éclairant sur la société moderne, rejetant en masse le politiquement correct.
Le résultat est un disque d’une précision remarquable, dont chaque phrase et chaque son ont une minutie millimétrée, quasiment maladive, propre à ceux qui manquent de confiance en eux.

Marginal par ses thèmes comme par sa forme, au sein d’un genre musical déjà marginalisé, Huis-Clos est à ma connaissance la plus brillante descente aux enfers qu’ait proposé le rap français jusqu’à maintenant. Rocé achevait l’album de l’Asocial Club (dont Vîrus fait partie) par la phrase « On creuse parce que c’est notre vision de l’élévation. [3]  ». Il est certain qu’avec ce disque, Vîrus continue de prendre de la hauteur…

« Faire-Part / Huis-Clos » / Double CD Digipack + livret 20 pages, sortie le 20 novembre 2015

En écoute sur le Bandcamp de Rayond du Fond
Fnac: http://musique.fnac.com/a9170719/Virus-Faire-Part-Huis-clos-CD-album
iTunes: https://itunes.apple.com/fr/album/huis-clos-ep/id1055748662

Merci à Pascal pour les échanges et à Colette pour la relecture.

Cet article est paru à l’origine sur le site Culturopoing.


[1] Sale défaite sur Le Choix dans la date
[2] Pour découvrir le travail de Tcho
[3] Asocial Club, Creuser, Toute entrée est définitive (2014)
[4] Jiddu Krishnamurti, philosophe d’origine indienne (1895-1986)

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