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Quand on choisi un nom de scène comme celui de La Gale, il faut s’attendre à une réaction de rejet autant qu’à une contagion massive. Le premier album sorti en 2012 avait enclenché la pandémie – malgré une sortie sur un petit label indépendant suisse, tirant le hip-hop vers des sonorités électro singulières, distribuant les coups avec une nonchalance un peu schizophrénique et surtout s’inscrivant dans une mouvance à total contre-courant de la scène rap actuelle.

« C’est sous la peau en revanche, que mon espèce se traîne [1]», Salem City Rockers est sorti ce 2 octobre 2015, preuve que l’infection est tenace et que la demoiselle a de la suite dans les idées.
Présentation donc, pour les retardataires encore immunisés. Karine Guignard est une rappeuse née en Suisse, d’une mère libanaise originaire de Falougha et d’un père vaudois – également actrice à l’occasion (De l’Encre de Hamé et Opération Libertad de Nicolas Wadimoff).
« M’attribue pas d’étiquette, j’kiffe pas les adjectifs ! [2]» Nous n’irons donc pas plus loin dans l’aspect un peu formel (même s’il a probablement son importance) et vous renvoyons plutôt au premier titre de l’album, Nouvelle Pandémie, qui semble une parfaite présentation de la rappeuse et de son programme.

Du premier album en 2012, on retrouve bien sûr ce flow agressif et désabusé à la fois, la poésie vindicative, mais surtout ses deux acolytes, DJ Chikano et Rynox qui l’accompagnent dans la tournée actuelle (démarrée le 18 septembre dernier au Romandie de Lausanne).
C’est du côté de la prod’ que s’opère le changement majeur puisque La Gale a fait appel à deux beatmakers français à la grosse personnalité, Al’Tarba et I.N.C.H. donc, évoluant tous deux dans l’univers hip-hop mais ayant déjà prouvé leur capacité à repousser les frontières de leur territoire sonore.
L’ensemble est ponctué de featurings, nombreux et parfois surprenants (Vîrus,  le  lyriciste à la plume tranchante comme un scalpel, Obaké, déjà présent sur le premier opus, Yoman, rappeur dont l’album à venir devrait également être produit par I.N.C.H., ou encore, la chanteuse flamenca Paloma Pradal), qui viennent enrichir l’expérience et faire de ce disque un véritable roadtrip aux reliefs accidentés.

Le ton est donné dès la pochette entre les mains : signée Ammo, elle s’inscrit dans une tradition de l’illustration gothico-horrifique, généralement plutôt chère à l’univers du rock, voire du metal.
Puis vient le titre, dans lequel on peut voir une évocation du single des Clash, Clash City Rockers, d’autant que la culture punk n’est pas étrangère à Karine Guignard qui a fait partie de différents groupes avant le projet La Gale. Ambiance crasseuse, errances urbaines, rébellion anti-autoritariste, l’action comme pied-de-nez à la consommation : c’est aussi d’énergie punk que se nourrit ce disque. « Or burn down the suburbs with the half-closed eyes / You won’t succeed unless you try [3] »

L’évocation de la ville de Salem est loin d’être anecdotique. Avec en premier lieu la référence au procès puritain en sorcellerie, à la fin du XVIIe siècle, et aussi – je ne pense pas que ce soit un hasard – parce que c’est en Suisse que fut exécutée l’une des dernières «sorcières» d’Europe. Anna Göldi,  accusée de sorcellerie, fut décapitée en 1782, après avoir porté plainte pour harcèlement sexuel contre son patron.
Montée des fascismes, gentrification, populations indésirables, rejetées, qu’on accuse de tous les maux de la société, « l’étincelle, le combustible, les cafards, les instables, les nuisibles [4] », pas besoin de chercher très loin pour trouver des échos dans la société actuelle et donner matière à une grande fête de condamnation des institutions oligarchiques. « Je, tu, elle brûle / De Salem à Bamako [4] »

Cette thématique se retrouve dans la création musicale avec pour commencer la présence marquée de la culture vaudou. Née de l’esclavage et longtemps diabolisée, elle prend toute sa place dans ce contexte et pose la base de l’ambiance avec des rythmes percutants et des samples de chants haïtiens sur lesquels Al’Tarba et I.N.C.H. déroulent une atmosphère à la fois sombre, torturée et groovy.
Le voyage continue très naturellement vers la Louisiane, avec l’utilisation de samples de musiques d’enterrements de La Nouvelle-Orléans, puis plus loin, vers le blues et la country (Al’Tarba cite Muddy Waters et Reverend Beat-Man parmi ses inspirations [5]) : les guitares sont jouées et non samplées, les rythmes lourds, chargés en basses, portés par des sonorités abrasives et les scratchs « à l’ancienne » signés I.N.C.H.
Du côté des mélodies, La Gale nous emmène également vers des inspirations orientales ou encore espagnoles : Petrodollars en est sûrement la meilleure illustration, portée par l’oud et la voix de Paloma Pradal.
Variant les ambiances au rythme de la route, la connexion semble se faire parfaitement entre les trois artistes et leurs invités, synthétisant leurs univers pour des sessions studio de quelques jours. Le trio s’enfermait à chaque fois avec machines et instruments, le texte était écrit dans la foulée, pour un résultat incisif : « A chaque fois, ça donne une track faite sur le vif [5]».

Respirations pour Sous une rafale de pierres, hurlements de loups sur Salem City Rockers, bruits de moteur pour 5000 km, berceuse macabre sur Rubrique des chiens écrasés, extraits sonores typiques des prods d’I.N.C.H. (allant d’Easy Rider ou Christine [6] aux Deschiens [7]), l’ambiance sonore achève de créer une atmosphère de saloon poussiéreux où les mauvais esprits règnent en maîtres. Une ambiance héritée de films comme Evil Dead [8] – dans la lignée directe de ce qu’Al’Tarba avait déjà expérimentée sur des titres comme Let the Ghosts Scream [9].
L’album s’inscrit donc naturellement dans un projet esthétique plus global comprenant son et image dont un artiste rap indépendant actuel aurait du mal à se passer mais dans lequel Karine Guignard  semble se sentir comme un poisson dans l’eau (deux vidéos de l’album ont déjà été réalisées grâce, en partie grâce au financement participatif [10]).

Et surtout, plus qu’un pont entre rock et rap, entre noirceur et utopie ou encore entre son et image, Salem City Rockers se nourrit de toutes ces composantes avec un naturel insolent.
Les squats genevois [11] – inscrits bien sûr dans une tradition de réaction à la spéculation immobilière mais surtout dans une quête d’autonomie individuelle et collective au service de la créativité – ont certes disparus, mais leurs enfants, ailleurs en Suisse, sont en plein forme ! « Et de nos cendres impies renaissent les fleurs et le chaos [4] »

Un naturel et une énergie qui promettent des moments de hip-hop explosif sur scène (notamment avec un titre comme Chiens Galeux), à partager sur la tournée actuelle donc.

Le site du label | Le Bandcamp

Voir l’article sur Culturopoing


[1] Nouvelle Pandémie

[2] Chiens Gâleux

[3] The Clash, Clash City Rocker (1978)

[4] Salem City Rockers

[5] Interview d’Al’Tarba par Les Echos du Hip-hop

[6] Easy Rider, Denis Hopper (1969)

[7] La Coke, Les Deschiens

[8] Evil Dead, Sam Raimi (1981) / Christine, John Carpenter (1983)

[9] Al’Tarba, Let the Ghosts Scream, Let the Ghosts Sing (2014)

[10] La page Indiegogo

[11] Il reste aujourd’hui à Genève quelques lieux autonomes, tel L’Usine, centre social autogéré, mais les années 2000 ont vu s’enchaîner les fermetures au rythme des programmes immobiliers, alors que la ville  recensait 128 squats à l’apogée du mouvement en 1997. L’Usine est aujourd’hui à nouveau menacée de fermeture, n’hésitez pas à les  soutenir !

 

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